CHAPITRE 15

Judas n’aimait pas Jéricho. Développé par Hérode, l’endroit avait pris une allure gréco-romaine pénible, malgré la beauté de ses fontaines, ses rues pavées, ses thermes d’une propreté presque exagérée… Les païens y étaient de plus en plus nombreux, et les soldats des garnisons de Judée et de Pérée venaient en fréquenter les tavernes. La vie y était sans doute douce, mais cette douceur, pour lui, était synonyme de capitulation.

Laissant à sa droite les palais nouvellement construits, il s’avança jusqu’à la place où se trouvait le tombeau d’Hérode le Grand, édifice romain surmonté d’une statue de l’obèse monarque. Sur la place, un homme prêchait.

Judas se mêla à la quinzaine de personnes qui écoutaient. L’homme avait du courage, et tint sur l’occupation romaine quelques propos osés, incitant ses auditeurs à refuser de payer l’impôt. Il était seul, interrompit régulièrement son discours pour chanter. Quand Judas s’approcha de lui, il fit mine de fuir.

« Reste, je ne te veux aucun mal. J’ai plaisir à écouter les orateurs comme toi, surtout ceux qui n’hésitent pas à brocarder nos occupants. D’où viens-tu ? Connais-tu beaucoup d’autres prêcheurs ?

— Qui es-tu pour me poser ces questions ?

— Un simple passant, comme toi. Je ne connais pas ton nom et tu ne connais pas le mien. Tu vois que nous ne risquons pas grand-chose… Mais j’ai vibré à certaines de tes paroles et j’aimerais savoir si tu es une exception ou si tu as derrière toi déjà beaucoup de fidèles.

— Des fidèles ? Comme tu y vas. Non, je n’ai pas beaucoup de fidèles. Mais j’ai trouvé le courage de parler ainsi après avoir entendu Jean le Baptiste.

— Qui cela ?

— Un prophète, un très grand prophète. Beaucoup voient en lui le messie. Moi-même, je ne suis pas loin de le croire.

— Mais pas tout à fait ?

— Le royaume serait-il dans cet état si le messie était déjà là ?

— Tu as raison, acquiesça Judas. Et sais-tu où je pourrais trouver ce Baptiste ? C’est un de ceux qui plongent leurs fidèles dans l’eau, c’est ça ?

— Il est au même endroit tous les jours à la même heure. Même Hérode le sait, mais ne peut l’arrêter car, prudemment, le Baptiste reste du côté du fleuve où il ne dépend pas de lui. Remonte jusqu’au Jourdain en suivant la route de Gilgal. Quand tu y arriveras, tu le descendras vers la mer Morte. Il y a un gué, dont se servent les caravanes qui viennent du Moab : il s’appelle Betharaba. À cette saison, Jean y prêche et y baptise tous les jours.

— Je te remercie.

— Va et écoute. Et après, fais comme moi. Propage sa parole. Bonne route, l’ami. »

Il rappela Judas quand celui-ci s’en alla.

« Aurais-tu quelque chose à manger ? Prêcher ne nourrit pas toujours son homme et les Judéens sont peu généreux… »

Judas, en souriant, partagea avec lui son pain.

Il s’accorda une nuit de repos à l’auberge. Le lendemain matin, il se passa sur le visage de l’eau qu’il prit à une fontaine, sous une statue de César à laquelle des soldats avaient fait sécher leurs tuniques, et partit vers Betharaba. La route était plus longue et plus rude qu’il ne le pensait. Arrivé au Jourdain, il en suivit le cours lent et placide, pauvre en eau en cette saison. Les dunes de sable qui longeaient la rivière s’élevaient jusqu’à un promontoire. Quand il aperçut le gué, il sourit, tant la bande de verdure semblait narguer le désert. Betharaba était un point de passage obligé pour qui voulait traverser le Jourdain : le fleuve y était plus large que partout ailleurs, cisaillant la plaine d’un trait bleu et vif, et les pierres qui émergeaient étaient usées par les pieds et les sabots. Plus il s’approchait, plus Judas discernait la richesse des espèces qui avaient poussé là comme par effraction : aulnes, mimosas, tamariniers, fougères et roseaux s’imposaient jusqu’au bord de la terre jaune. L’eau, avec obstination, avait creusé une gorge, et l’on entendait de loin le bruit d’étoffe froissée de ses flots. Vers la plaine, les cheveux blancs de l’Hermon semblaient veiller sur l’oasis et l’on pouvait apercevoir, au pied des pentes du Moab, l’éclat d’étain de la mer Morte.

Judas n’avait jamais noté cette affluence à Betharaba. Une centaine d’hommes, égaillés dans une petite clairière couverte d’une herbe qui, à cette saison, était verte, écoutaient un prophète hirsute perché sur un rocher. Une odeur de soufre, venue des brumes de la mer salée, imprégnait l’air.

Le prophète était maigre, les jambes couvertes de poil roux, la peau tannée par le soleil, vêtu comme Élie d’un court habit en poil de chameau et d’une ceinture en cuir. « Pas un de ces prédicateurs n’est donc capable de trouver sa propre voie », se dit Judas.

Il trouva une place à portée d’oreille de l’orateur, à côté d’un berger qui gardait encore sur lui l’odeur forte de ses chèvres. Il avait vu bien des prophètes, mais aucun qui atteigne le niveau de saleté de celui-ci.

« Vous, engeance de vipères », cria soudain Jean.

L’entrée en matière était inhabituelle, mais la foule ne semblait nullement s’en offusquer.

« Qui vous a incités à vous soustraire à la colère qui vient ? »

Un cri d’enfant l’interrompit. Il regarda dans sa direction, furieux. Sa voix s’enfla, et les invectives tombèrent.

« Que vos actes correspondent à votre repentir. Sincèrement. Ne cherchez pas en vous-mêmes de faux-fuyants. Ne vous mettez pas à dire : “Nous avons Abraham pour père”, comme si cela excusait tout. Car, je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut faire naître des enfants à Abraham. Déjà, la cognée est à la racine des arbres : celui qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. »

On entendit quelques larmes dans la foule. Le vent, qui soufflait dans la bonne direction (le Baptiste avait-il prévu cet effet naturel ?), portait loin la voix du prophète, dont le visage prenait un aspect terrifiant, et la peur se lisait dans bien des traits. Dans la foule, Judas reconnut des publicains, et deux ou trois païens, des Grecs sans doute. Si les prêcheurs se mettaient à ne plus parler seulement pour les Juifs, Israël allait avoir quelque peine à être restauré.

Ce que dit Jean intéressa puis étonna Judas, plus sensible à son argumentation qu’aux effets un peu faciles avec lesquels il terrorisait ses auditeurs. L’idée était nouvelle, et un peu choquante : l’arrivée du messie ne devait pas forcément marquer la revanche collective d’Israël sur les gentils, disait-il, elle allait instaurer un régime où il ne suffirait pas pour être admis d’appartenir au peuple élu mais de se comporter de manière à le mériter. Mais que vaudrait alors le fait d’avoir été élu, se demanda Judas, si n’importe qui, sur des critères que le Baptiste ne définissait pas vraiment, avait les mêmes droits, voire pouvait supplanter des Juifs ?

« N’attendez pas de moi des paroles qui clament et endorment. Je suis venu vous amener l’inquiétude et l’angoisse, être dans votre chair comme un aiguillon. Je suis venu vous réveiller, pour que vous accueilliez celui qui viendra après moi. »

Parfois, il arrêtait son discours et se mettait à crier.

« Repentance, repentance. »

Et il contemplait le ciel, sans que le soleil le fasse ciller.

« Maître, que devons-nous faire ? s’écria un homme.

— Que celui qui a deux tuniques en donne une à qui n’en a pas. Que celui qui a de quoi manger fasse de même ! »

Il tendit d’un coup sa main maigre et sale vers deux publicains et les fixa avec des yeux d’une ardeur brûlante.

« Et vous, je vous le demande, n’exigez rien au-delà de ce qui est fixé. »

Les deux hommes baissèrent la tête, et l’un d’eux se couvrit de poussière en se frappant la poitrine.

« Il est toujours comme ça ? » demanda Judas à un homme qui paraissait boire les paroles du Baptiste. Même si elle servait un discours choquant, la violence du prêcheur le ravissait.

« Tu l’aurais vu, la semaine dernière : il a conseillé à des soldats de ne molester personne. Eux non plus n’étaient pas contents, mais ils n’ont rien osé dire.

— Les publicains et les soldats se combattent, ils ne se transforment pas.

— Ne va pas lui dire ça. »

« Repentez-vous au fond de votre cœur, criait maintenant le Baptiste à la foule entière. Et ne croyez pas qu’il suffise de se laver les mains avant le repas et de respecter le sabbat pour être à l’abri du péché. »

Puis il s’en prit à Hérode, dont il stigmatisa avec une rare violence les débordements. Hérodiade, femme du tétrarque après avoir été celle de son frère Philippe, était sa cible préférée, et il n’était pas un jour qu’il ne l’accable.

« Famille maudite, qui ne connaît la Loi que pour mieux la violer. Qui es-tu, fornicateur, pour voler la femme de ton frère et te pavaner à son bras ? Doublement pécheur, puisqu’elle est aussi ta nièce et que tu as répudié pour elle ta première femme. »

C’était le moment pour lequel les gens se déplaçaient. Les aventures conjugales d’Hérode étaient un sujet de plaisanterie courant, mais réservé aux cercles privés. En les rendant publiques, Jean libérait les enthousiasmes. Des « bravos », des « bien dit » jaillissaient, qui à la fois réjouissaient Judas par ce qu’ils révélaient d’insatisfaction et le laissaient un peu amer tant il savait combien il y avait loin de cette effervescence à l’action.

« Qui es-tu donc pour parler ainsi ? cria un homme.

— Je suis la voix de celui qui crie dans le désert. Faites ce que vous dit Isaïe, et aplanissez le chemin du Seigneur. »

Quand le Baptiste se tut, la foule était conquise. Le prophète descendit alors de son rocher. Autour de lui, plusieurs fidèles se mirent immédiatement en position de contenir les pèlerins pour éviter, comme cela s’était déjà produit quelques jours auparavant, qu’un mouvement subit n’en précipite à l’eau la plupart. Même si cela n’était guère dangereux, le ridicule de ce plongeon collectif nuisait à la solennité de ce qui devait suivre.

Un premier homme se défit de ses vêtements, ne gardant qu’un pagne autour des reins, puis s’avança dans l’onde. Là, il s’agenouilla. Jean le prit par les cheveux, et lui plongea la tête dans l’eau. Derrière lui, un deuxième et un troisième se préparaient.

« Je te baptise au nom de Dieu. Regrette tes péchés et souhaite le bien. »

Les hommes se redressaient, trempés et suffocants, et regagnaient la berge. La cérémonie paraissait bien prosaïque et grossière à Judas. Il appréciait tout ce qu’elle représentait de défi au pouvoir du Temple, mais ce n’était pas avec ces mièvreries que l’on allait concurrencer les sacrifices d’animaux…

Il ne restait que cinq ou six hommes à baptiser et Judas trouvait cela bien long quand le prophète soudain s’immobilisa.

Le soleil qui tombait empêchait de voir clairement ce qui se passait, mais Judas crut deviner une silhouette que le feu de l’astre couchant teintait de rouge.

« Voici le messager du Seigneur », cria soudain le prophète.

Et son bras se tendit vers le nouvel arrivant.

La foule s’étonnait. Certains peinaient à identifier celui que désignait Jean. Judas distingua son habillement, parfaitement banal : une tunique de lin à manches longues, un grand manteau de laine orné de houppettes et, sur la tête, un keffieh qui lui caressait les épaules.

« Celui qui vient après moi est plus puissant que moi. Moi, je vous baptise dans l’eau et le repentir. Lui vous baptisera dans le feu et l’Esprit saint. Je ne suis pas digne de dénouer ses sandales. »

Des grognements s’élevèrent. Les fidèles de Jean l’entouraient, s’apprêtant à faire subir un mauvais sort au nouveau venu. Mais le prêcheur les retint.

« Je vous le dis : celui-ci est l’envoyé de Dieu. Je ne suis pas digne de le baptiser. C’est à moi au contraire de recevoir l’eau de sa main. »

Le nouveau semblait interloqué.

« Que dis-tu, Jean ? Je suis ton cousin, le fils de Joseph. Ne me reconnais-tu donc pas ? Nous avons joué tant de fois ensemble, avant que tu ne quittes tes parents. Je suis simplement venu recevoir ton baptême, et te retrouver. Je ne comprends pas ce que tu dis. Accorde-moi le sacrement, comme tu l’as fait pour ceux qui t’étaient inconnus. »

L’homme se dévêtit, entra dans l’eau. Jean fit alors une coupe de ses mains et, sans oser l’immerger, lui en versa quelques gouttes sur la tête. Ce dernier s’inclina, comme s’il le remerciait puis, sans dire un mot, il repartit. Les disciples aussitôt assaillirent Jean, qui, encore sous le choc, fut obligé de s’aider de roseaux pour regagner la rive.

« Mais qui est cet homme ? Qu’as-tu dit ? Doit-il te succéder ?

— Il est l’agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde », se mit soudain à crier Jean.

Déconcertée, la foule se dispersa. Les disciples du Baptiste tentaient encore d’obtenir de lui des indications sur celui qu’il avait si mystérieusement distingué. L’homme qui portait habituellement ses tablettes les avait même déposées par terre, et remuait les bras avec véhémence.

Judas s’en retourna lui aussi, vaguement déçu. Il y avait bien dans la violence, l’ardeur du prophète, des choses à prendre. Mais ce renversement final, cette espèce de passation de pouvoirs (s’il avait bien compris ce qui s’était passé) lui laissait un goût de malaise. Ne rendait-elle pas bien fragile l’aide qu’il pouvait espérer du prédicateur ?

Les deux jours qu’il passa encore à écouter prêcher le Baptiste le confortèrent dans cette idée. Sa virulence et l’audace avec laquelle il s’en prenait à Hérode ne suffisaient pas à lui inspirer confiance. Tout cela pouvait n’être qu’un feu de paille : trop de violence, trop de répétitions… Jean était un imprécateur doué, mais il ne pouvait sans doute pas être un vrai chef.

Judas décida de remonter le long du fleuve, puis de prendre la route de la Décapole, en passant par Sichem et Scythopolis, se résignant à nouveau à arpenter la Samarie. Il marcha beaucoup, rencontra près de Sichem un autre groupe de baptistes appelé « les plongeurs du matin », passa une journée avec eux. Mais leurs manies de prendre un bain quotidiennement et de discourir ensuite des heures sur l’hygiène et la pureté lui parurent très vaines, sans que leur vie ait pour autant le charme de celle des esséniens.

Il traversa vite par Sébaste, à laquelle Hérode avait donné le nom d’Auguste en grec, et se dirigea vers l’oasis de Yenin. Sur la route, trois prédicateurs réunissaient une cinquantaine de personnes (mais quelle autre distraction offrait les villages qu’ils traversaient ?) et prétendaient sans l’avoir beaucoup prouvé répandre sur leur chemin de nombreux miracles. Aucun ne lui plut. Le premier se contentait d’insister lourdement sur les obligations rituelles, voyant dans leur seul respect jaloux la chance d’Israël. Le second était accompagné d’une troupe de jeunes filles, dont Judas crut comprendre qu’elles ne faisaient pas que lui laver son linge, et partait dans des développements dont l’obscurité faisait gronder la foule. Le troisième était beaucoup plus intéressant, même si son langage déroutait fortement son public. Judas le rencontra à Yenin, où il prêchait de caravane en caravane, profitant du délassement des voyageurs pour leur imposer ses idées. Face à un groupe de marchands occupés à desseller leurs chameaux et parfaitement indifférents, il s’étendit sur le fait que l’âme humaine, morceau de la divinité, était l’orbe où se concentraient les rayons du monde, reliés à l’infiniment grand. Tombée du ciel avec la création, cette malheureuse âme n’avait plus qu’à y remonter, ce à quoi elle s’employait d’ailleurs. Judas reconnut là plusieurs des thèmes néopythagoriens autour desquels il s’était souvent disputé avec Archépios, et il ressentit une bouffée de nostalgie à ce souvenir, le premier rattaché à sa vie à Jérusalem qui l’eût ému depuis l’incendie.

Cette quête dura un mois, au terme duquel, un peu déçu, il redescendit vers le désert de Judée, parcouru par tant d’ermites et de fous de Dieu qu’il espérait bien y trouver son homme. Il prit cette fois la route de Salem et Aenon.

Le soir, dans la taverne où il dînait, deux hommes lui proposèrent de les accompagner. L’un s’appelait Josué, l’autre Gamaliel. Ils étaient tous les deux marchands, et faisaient du commerce avec les tribus arabes qui s’aventuraient dans le désert de Moab.

« Nous allons rester près de Béthanie, lui expliqua Josué. Une caravane doit venir nous livrer. Je ne sais exactement quand elle sera là, mais tu pourras passer ces quelques jours avec nous. »

Judas accepta, n’ayant guère envie de retraverser seul le désert.

Ils marchèrent une journée avant leur premier bivouac, serpentant entre les larges blocs jaunes qui parsemaient le désert comme autant de cailloux géants. Derrière eux s’étendait cette zone d’acacias et de lentisques où les arbustes se recroquevillaient et s’espaçaient jusqu’à disparaître, et ils n’avançaient plus qu’au petit matin et au crépuscule, passant à l’ombre d’un rocher les heures les plus chaudes de la journée. Par moments, le blanc d’une plaque de sel jetait vers le ciel quelques reflets.

Le lendemain, ils arrivèrent au pied d’une montagne crayeuse. Quelques aigles voletaient sur ses flancs, saignant de la veine noire d’un torrent. Il n’aurait pas fallu monter beaucoup pour apercevoir la cuvette morte de la mer de sel. Judas était fatigué : sa forme physique, entamée par l’indolence de sa vie à Jérusalem, n’était plus ce qu’elle avait été.

Il fut ravi de poser son sac à terre. Josué sortit du sien deux perdrix.

« Nous pourrons essayer d’en tuer d’autres : il y en a souvent près de la montagne. »

Il avait pris avec lui un arc et s’en servait avec adresse. Une fois le repas terminé, Judas leur raconta une histoire puisée dans ses souvenirs de lecture. Le froid commençait à percer et les trois hommes resserrèrent leurs manteaux. Gamaliel rejeta dans le feu une brassée de bois, qui éclaira leurs silhouettes tremblantes.

« Tu imagines tout ce qu’il y a derrière ? dit-il, regardant vers le lointain. Tu songes parfois à tous les royaumes magiques qui sont par là ? Babylone, Assour, Ninive… »

Il faisait rouler les mots entre ses lèvres. Un bruit de cailloux les fit sursauter. Gamaliel se jeta sur son arme, Judas bondit derrière le foyer, dans la direction opposée à celle du bruit. Josué s’était levé. C’est devant cette troupe en position de défense qu’un homme franchit le cercle de lumière dessiné par les flammes.

« Bonjour, amis. Pourrais-je m’asseoir un instant près de vous ? »

Le nouveau venu était grand, extrêmement maigre. Il grelottait dans un vêtement déchiré et sale.

« Je m’appelle Jésus, fils de Joseph. J’ai passé quarante jours dans le désert, et suis épuisé. M’accorderiez-vous de m’asseoir avec vous ? Je… »

La fatigue, ou la peur de n’être pas compris, le fit s’interrompre.

« Que fais-tu dans le désert ? Es-tu un de ces ermites qui s’y retirent régulièrement ?

— Régulièrement, non, mais on peut dire que je suis un de ces ermites. Et mon séjour m’a fatigué. Puis-je m’asseoir avec vous ? »

Les derniers mots furent chuchotés plus que dits. « Bien sûr, pardonne-nous cette hésitation. Partage notre repas. Il y en a peu, mais ce sera toujours plus que les quelques sauterelles dont tu as dû te contenter ces derniers temps. »

La remarque arracha un pâle sourire à l’inconnu, qui se rapprocha du foyer.

Le feu éclaira un visage émacié, amaigri, sur lequel se lisait la marque de privations extrêmes. Mais cette souffrance semblait en même temps pleinement acceptée, et l’on eût cherché en vain sur ces traits plutôt laids d’autre trace que celle d’une évidente sérénité.

« Nous avons des figues, du miel et un reste de viande de bœuf fumée… proposa Judas, reprenant avec un frisson sa place au chaud.

— Ce sera parfait. Laissez-moi vous remercier.

— Je n’ai pas bien compris ton nom. C’est Josué ? Josua ?

— Jésus. Mon père est charpentier, à Nazareth, en Galilée.

— Jésus. Pardonne-moi, je n’avais pas bien compris. Eh bien, Jésus, notre repas est le tien. Sers-toi donc. »

Jésus se précipita sur ce qu’on lui tendait, jusqu’à ce qu’il s’étrangle et soit pris d’une longue quinte de toux.

« Doucement, doucement, lui dit Judas. Ne sais-tu pas qu’il faut après le jeûne ne se remettre à manger qu’un petit peu à la fois ? Ta goinfrerie risque de te tuer, et il n’est pas sûr que ta sainteté soit encore suffisante pour le supporter. »

Les trois hommes rirent.

« Finis ton repas, l’ermite, et va t’allonger. Nous avons une ou deux couvertures supplémentaires, si tu le souhaites. »

Jésus grignota encore quelques bouchées de viande, avala deux figues, s’excusa d’être un aussi piètre compagnon et partit se coucher. Quand Judas voulut lui porter la peau de mouton qu’il lui avait promis, il dormait déjà.

Le lendemain, il était le premier levé. La fatigue avait disparu de ses traits, et Judas se réveilla en entendant le crépitement du feu qu’il avait ranimé. Par une déchirure de son manteau, il vit sur son flanc plusieurs traces de coups et de griffures, comme s’il s’était battu.

« Eh bien, l’ermite, il semble que tu aies récupéré rapidement.

— Je ne suis pas réellement un ermite.

— Et qu’es-tu donc ?

— Si je le savais moi-même, je te le dirais volontiers. Pour toi, je serai Jésus. C’est aussi simple, non ?

— Va pour Jésus. Vers où te dirigeais-tu, Jésus ?

— Chez moi, en Galilée…

— Reste avec nous deux ou trois jours si tu veux, le temps de récupérer pleinement. »

À peine son invitation proférée, Judas se demanda pourquoi il l’avait faite. S’encombrer d’un fou du désert n’avait rien de judicieux, mais le regard du pauvre hère debout devant lui avait quelque chose de troublant.

« Je te remercie, homme. C’est volontiers que j’accepte. À une condition cependant…

— Laquelle ?

— Que tu me dises ton nom. Je ne vais pas passer ces trois jours à t’envoyer de solennels “homme”. »

Il éclata d’un rire cristallin, pur, qui monta dans le ciel.

« Puisque te voilà dans ces excellentes dispositions, que dirais-tu d’aller chasser ? N’ayant pas ta grandeur d’âme, je t’avouerai que le miel sauvage et les sauterelles me lassent assez vite. C’est ce que tu as mangé pendant tes quarante jours ?

— Surtout des sauterelles. Rôties, c’est tout à fait mangeable. Bouillies, c’est absolument sans goût.

— Tu sais te servir d’un arc ?

— Pas très bien, mais je peux essayer. »

Il prit l’arc de Gamaliel que lui tendait Judas, en ploya la branche, posa la flèche en équilibre sur son doigt pour voir si elle était correctement lestée.

Il fallut un moment avant que le silence entre les deux hommes ne soit rompu. Jésus marchait, le regard fixé sur l’horizon, à l’affût du plus petit signe indiquant la présence de gibier : déjà deux perdrix blanches et un renard avaient fui devant eux, sans qu’ils eussent réussi à les attraper.

« Où était donc ta retraite ? demanda enfin Judas.

— Là-haut, sur la montagne. »

De la main, Jésus désigna la lourde masse blanche.

« Je suis passé par là, et suis monté en haut. »

Il montrait la coupure du torrent.

« Tu es resté tout ce temps ? »

Judas n’était monté qu’une fois dans cette zone, l’une des plus sauvages du désert de Judée, pour se rendre avec Nathanaël au petit monastère où était mort le dernier des Maccabées. Seul l’aboiement des chacals avait accompagné leur montée. Là, glacé par le froid et effrayé par la rudesse du paysage qui l’entourait, il avait senti en lui aussi forte que la pierre sa détermination de se battre, quitte à en mourir comme l’avait fait ce Simon à qui il était venu rendre hommage.

« Comment es-tu venu là ? » continua-t-il. Ses souvenirs lui faisaient comprendre par quelle austérité son compagnon avait pu être séduit, et il se sentit plus proche de lui.

« Puis-je te faire confiance ?

— Pourquoi ne le pourrais-tu pas ?

— Il faut que j’aille vers les gens, que je leur parle. Cela m’effraie. Tu es le premier à qui je devrais parler et, au lieu de le faire, je reste muet, n’osant rien te dire.

— Cela augure effectivement mal de ta carrière de prédicateur. »

Judas laissa échapper un petit rire, que la détresse qu’il lut dans les yeux de son compagnon lui fit immédiatement ravaler.

« Excuse-moi, cela m’a échappé. Je n’ai jamais été très porté sur les prédications. Mais raconte, si cela doit te faire du bien. Je ne te promets pas de te croire, mais je te jure de t’écouter. »

Jésus eut un pauvre sourire.

« J’ai passé quarante jours en tête à tête avec le démon. » La phrase ne surprit pas Judas, à qui sa fréquentation récente des prêcheurs en avait fait entendre d’autres.

« Pendant quarante jours et quarante nuits, j’ai veillé et j’ai jeûné. Trois fois, le démon a voulu me tenter : il m’a offert de changer les pierres du désert en pain quand j’ai eu faim. Il m’a emmené au Temple, et m’a proposé de me jeter en bas pour prouver que Dieu pouvait me sauver. Du sommet de la montagne, il m’a promis tous les royaumes du monde si je me prosternais devant lui. J’étais tenté, ô mon Dieu, j’étais si atrocement tenté… Mais je n’ai jamais cédé. Au bout de quarante jours, il est parti, et je suis redescendu vers le désert. C’est là que je vous ai trouvés. »

La sincérité totale et l’extrême souffrance de l’homme interdirent toute nouvelle ironie à Judas.

« Et maintenant ? Dois-tu aller raconter cette expérience aux foules ?

— Je suppose, mais ma mission n’est pas claire. J’espère que je ne défaillirai pas au moment de m’exprimer. »

Ils continuaient à monter. Une brume de chaleur les accompagnait, et ils avaient tous les deux ramené leur keffieh sur leur tête. Au bout d’un moment, ils s’assirent face au panorama. Le soleil surgissait derrière le mont Nébo, chassant les dernières ombres. Le Jourdain, qu’il teintait d’une lueur d’argent, glissait comme un fil sur la vallée. L’horizon s’étirait vers les bouquets d’oliviers qui indiquaient le chemin de Jérusalem.

« Un de tes pairs m’a récemment impressionné. Un certain Jean, dont tu as forcément entendu parler. Sa renommée est grandissante et des pèlerins viennent jusqu’au fleuve pour le rencontrer. On l’appelle “le Baptiste”, parce qu’il plonge ses fidèles dans l’eau du Jourdain.

— Je connais ce Jean.

— C’est vrai ? Son discours t’a séduit ? J’y ai trouvé plein de choses passionnantes, même si tout ne m’a pas convaincu. Je n’ai pas très bien compris ce que ce baptême a de si nouveau. Nous avons déjà nos rites de purification. Essaie de faire entrer un pharisien au Temple sans l’avoir aspergé ou demande-lui de se laver après une cérémonie avec de l’eau tirée dans un récipient impur, et tu verras…

— Tous ces rites sont sans doute excessifs, concéda Jésus. Mais celui du Baptiste n’est pas une simple purification. Il va beaucoup plus loin. Il est unique, définitif. Il remet les péchés.

— Voilà qui est bien. C’est tous les jours le jour du pardon avec lui ?

— À condition d’éprouver un repentir sincère et d’avoir la farouche volonté de ne pas retomber dans le péché, même si nos faiblesses nous y poussent.

— Ah, nos faiblesses… »

Judas sourit.

« On peut donc aimer Dieu sans aller à Jérusalem et sans payer des taxes aux prêtres ? Ça ne va pas faire que des amis à ton prêcheur. Mais cela me rend Dieu plus sympathique : être accessible sans taxes…

— Ne te moque pas ! Ce que dit Jean est effectivement un défi lancé au Temple. Mais il en faudrait bien d’autres pour que le Temple plaise à Dieu. Du moins au Dieu que je respecte. »

Alors, soudain, Judas reconnut Jésus.

« Mais, bon sang… Tu étais là, l’autre jour… C’était même toi… Celui qu’il a appelé, par qui il a voulu être à son tour baptisé. C’était toi, bien sûr ! Comment ne t’ai-je pas reconnu plus tôt ? »

Comment plutôt le reconnaissait-il maintenant, tant il l’avait à peine aperçu ? La question ne l’effleura pourtant pas.

« Hein, c’était bien toi ?

— C’était moi, confessa Jésus.

— Et que t’a-t-il dit exactement ? J’ai assisté à la scène, mais je n’y ai pas compris grand-chose. Le soleil tapait dur, et j’avais déjà écouté son discours deux heures durant…

— Ce n’était pas le soleil. Moi-même, je n’ai pas bien compris. Je connais un peu Jean. Il est le fils de la cousine de ma mère. Enfant, nous avons beaucoup joué ensemble. Mais cela faisait des années que je ne l’avais pas croisé. Il a passé du temps à Qumran, et il était à un niveau qui lui interdisait de parler à des non-initiés.

— À Qumran ? Avec les esséniens ?

— Exactement. Il en a gardé quelques rigidités de pensée.

— Mais il t’a quand même reconnu comme le messie ?

— Pas le messie, non. Il a parlé d’envoyé de Dieu. Mais ne sommes-nous pas tous des envoyés de Dieu ?

— C’est quand même toi qu’il a désigné. Pas moi, ni aucun autre de ceux qui l’écoutaient.

— Peut-être n’aviez-vous pas assez la foi ? Oh, regarde ! »

Un vol de perdrix venait de jaillir devant eux. Judas sortit sa fronde et lâcha une pierre. Un oiseau tourbillonna et s’abattit sur le sol.

« Joli coup.

— J’ai eu de la chance.

— Serait-ce moi qui te porte chance ?

— Ça doit être cela. Sois-en remercié. »

Leurs regards s’étaient faits acérés, cherchant sur les pentes le gibier.

Ils rejoignirent la plaine. Deux lapins jaillirent sous leur nez. La première flèche de Jésus alla se planter dans la cuisse de l’animal qui, blessé, ne put échapper à la seconde, laquelle se ficha dans sa gorge.

Quand les deux hommes revinrent au campement, leurs compagnons purent vérifier que, si son séjour dans le désert avait laissé sur le corps de l’ermite de nombreuses traces, son appétit revenait de jour en jour.

Jésus ne commença à parler de lui que le lendemain. Il évoqua son métier de charpentier, expliqua comment dégrossir une pièce de bois, comment tailler les tenons dans le fil, comment affûter une lame et découper des mortaises assorties, comment sculpter une figure sans prendre le risque qu’elle se casse, comment équarrir une poutre ou fabriquer un joug ou une flèche d’attelage. Ses doigts étaient marquées de cicatrices dues à son métier… Judas l’écoutait, sentant chez le jeune charpentier le même amour du bois que celui qu’il éprouvait, lui, pour la glaise.

Ils évoquèrent aussi Nazareth. Judas n’y était allé que peu, mais comme Jésus il aimait à monter sur la colline et à jeter un œil émerveillé sur le paysage : les damiers verts et jaunes de la plaine d’Esdrelon, le bleu de la Méditerranée qui scintillait au loin, la tête couronnée de blanc et la lourde croupe du mont Hermon, et, caché, le lac de Tibériade dont la rondeur des collines et le gras de la terre rappelaient la présence.

« Qu’y faisais-tu ?

— J’aidais mon père à l’atelier. Mais il était beaucoup plus doué que moi. Sans ses mains, les miennes n’étaient rien… Nous sommes sept, cinq garçons et deux filles. Mon père était plus âgé que ma mère, mais je crois qu’ils s’aimaient vraiment. J’étais plus proche de lui. Elle était plus effacée, plus lointaine. Comme beaucoup de nos femmes, malheureusement. Ce n’est pas facile pour elles de…

— Ce ne sont que des femmes. Moi aussi, j’aimais ma mère, mais je ne me serais pas vu lui confier des… des… »

Il chercha ses mots.

« Des trucs d’homme, quoi. »

Jésus eut un sourire énigmatique.

« Vous étiez riches ?

— Non. Un de mes oncles a même dû travailler comme esclave. La plupart des nôtres sont de petits propriétaires. Une fois payé l’impôt aux Romains, la dîme aux prêtres, offert au Temple les premiers fruits et les premiers animaux nés, il ne leur restait pas grand-chose. Nous étions des am ha aretz comme tant d’autres.

— Nous aussi, le coupa Judas. Et je me souviens encore du mépris des rabbins.

— Même Hillel a dit que nous ne saurions être pieux.

— Maudits prêtres ! »

Ils s’interrompirent, et Jésus reprit.

« J’ai eu tout petit le sentiment que j’étais différent. Les gens autour de moi le sentaient aussi. Certains de mes frères m’en voulaient et ont beaucoup profité de leur force. Je ne m’entendais vraiment bien qu’avec Jacques, celui qui m’a immédiatement suivi. Ma mère a tenté de me protéger, mais sa sollicitude me lassait. Je voyais aussi beaucoup mon cousin…

— Le Baptiste…

— Le futur Baptiste. Nous étions assez proches. Puis il m’a laissé tomber. J’étais le petit, le gamin qui l’irritait. »

Gamaliel et Josué s’étaient vite lassés de leur invité, mais Judas semblait s’y intéresser de plus en plus.

Le soir, Jésus s’isolait.

« Que fais-tu tout seul ? Ton démon revient te chercher ?

— Non. J’en ai fini avec lui. Mais ce qui me reste à faire est beaucoup plus dur.

— D’où te vient cette science de ce que tu as à faire ?

— Je ne sais pas. J’ai l’impression de l’avoir toujours eue. Cela me suit depuis mon enfance. J’ai étudié, j’ai lu. J’ai appris la Loi. J’ai appris à me rebeller contre elle. »

Il avait baissé la voix.

« Moi aussi, j’ai pris mes distances avec la Loi, lui assura Judas, comme pour l’aider. Je la respecte quand je le peux, mais je ne m’égare plus dans les rites. Mon vœu le plus cher est que le royaume d’Israël soit recréé. Si la Loi peut m’y aider, tant mieux. Mais si elle n’est là que pour soutenir ces traîtres de sadducéens, je ne suis plus d’accord.

— Toi aussi, tu rêves donc du royaume ? »

Et Jésus décerna à Judas l’un de ces sourires qui, mieux que toutes les promesses, devaient enchaîner les deux hommes. Judas se dit qu’il avait trouvé son prophète, l’arme avec laquelle il allait poursuivre sa route. Ce garçon, dont la maigreur cachait une vigueur à peu d’autres pareille, pouvait être celui qui appuierait leur mouvement. Même quand son exaltation fut retombée, même quand en lui le calculateur reprit sa place, il ne douta pas de cette soudaine intuition.

« Oui, moi aussi, j’en rêve. Moi aussi, je sais qu’un jour nous parviendrons à le rétablir sur cette terre. Et je pense même que ce jour est proche. »

Cette discussion ouvrit la voie à beaucoup d’autres. Ils s’aperçurent qu’ils se retrouvaient sur la plupart des choses : l’attente d’une société différente, l’envie de changer l’ordre établi, celle de transformer le royaume d’Israël, de l’arracher à la fois à la domination romaine et à la corruption d’Hérode. Judas sentait, même s’il était souvent incapable de donner la réplique à Jésus, que sa simple écoute aidait son compagnon à mettre en ordre ses idées. Ils auraient d’autres échanges, souvent plus profonds. Mais aucun n’aurait la pureté de ces premiers jours.

Une semaine s’était écoulée. La caravane qu’attendaient Gamaliel et Josué arriva, précédée de chariots et de chameaux couverts de marchandises. Les deux hommes, qui avaient eu peur d’un accident ou d’une attaque de brigands, exultèrent. De grandes tentes furent dressées, et plusieurs agneaux tués. Judas et Jésus firent leur repas le plus copieux depuis des mois et, repus, les doigts et les vêtements tachés de graisse, s’assoupirent. Quand ils se réveillèrent, Jésus, le premier levé, prit Judas à part.

« Je vais aller prêcher le retour du royaume. J’aurai besoin d’hommes pour m’accompagner. Veux-tu en être ? Tu seras mon premier disciple. »

Judas regarda Jésus sans répondre. Dans sa tête passa rapidement tout ce qui pouvait être lié à sa réponse : l’obligation pour lui d’organiser la révolte à la suite de Jésus, celle de maintenir en vie le mouvement sans le laisser trop tomber entre les mains sanglantes de Barabbas…

« D’accord. Je te suivrai jusqu’à Jérusalem…

— Pourquoi Jérusalem ?

— Où d’autre veux-tu que la révolte puisse avoir lieu ?

— Ah ! La révolte… »

Jésus répéta plusieurs fois le mot.

« Je me sens maintenant pleinement remis, et je voudrais partir d’ici une heure.

— Une heure ? Cela fait bien tôt. Je ne peux abandonner ainsi Gamaliel et Josué, qui m’ont hébergé tout ce temps…

— Je ne pourrai t’attendre. Il faut que je retourne à Nazareth, revoir les miens et commencer à prêcher. Après, j’irai sans doute à Capharnaüm. Tu pourrais m’y retrouver dans une lune. »

Les deux hommes s’enlacèrent.

*

*   *

Deux jours plus tard, Judas était à Jérusalem et rejoignait Barabbas.

« Je crois que j’ai trouvé celui qui nous intéresse.

— Le prophète idéal qui relèvera le peuple ? »

Il le disait avec une ironie amère, comme s’il ne croyait plus lui-même à cette chance.

« Et qui est cette perle rare ?

— Il n’a pas encore vraiment commencé à prêcher. J’ai assisté à une scène étrange, près de l’endroit où ce Baptiste opère. Tu sais, celui qui plonge les gens dans l’eau et qui s’en prend avec vigueur à Hérode et à ses amours. Tu m’en avais parlé…

— Oui, oui, je vois. Et alors ?

— Il a l’autre jour reconnu comme son successeur un cousin à lui.

— Classique : le meneur vieillissant offre l’héritage à sa famille pour garder le pouvoir entre de bonnes mains. C’est tout ce que tu as trouvé ?

— Sauf que l’intérêt de l’entreprise paraît cette fois plus que réduit : je ne crois pas que le Baptiste ait goûté autre chose qu’une bonne bouillie de sauterelles depuis des années, et sa garde-robe ferait fuir le plus ascète des bergers. En plus, le cousin a à peine accepté l’héritage, s’en est tiré avec des paroles obscures, et est depuis en butte à la hargne des disciples du Baptiste.

— Alors ? En quoi cela peut-il nous intéresser ? »

Barabbas était d’une humeur exécrable.

« Laisse-moi finir. J’ai rencontré par hasard le cousin dans le désert un mois plus tard. Il y a chez lui quelque chose de très particulier, une grâce, un charisme qui peuvent l’emmener loin. Nous avons beaucoup parlé. Il m’a paru en plein accord avec nous, révolté lui aussi contre l’occupation romaine, les injustices, déterminé à sauver le royaume d’Israël. Je pense qu’il pourrait être notre homme…

— Sa famille descend de David ? »

Judas sourit.

« Connais-tu une famille juive en Palestine qui ne prétende pas descendre de David ?

— Et que comptes-tu faire ?

— Le suivre un moment, et voir ce qu’il donne. Il s’est décidé à prêcher, après s’être battu avec le démon pendant quarante jours, si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit.

— Avec le démon ? »

Barabbas s’esclaffa.

« Enfin, tu es le seul à l’avoir vu. En quoi diffère-t-il vraiment des dizaines d’autres prêcheurs qui nous annoncent la fin du monde ?

— Je ne sais pas encore. Mais je le sens. Il faudra le suivre pour être sûr.

— Eh bien, suis-le, mon cher. Mais ne perds pas ton temps trop longtemps si tu t’aperçois que tu pars sur une fausse piste. Comment s’appelle-t-il au fait, ton renverseur d’empire ?

— Jésus.

— Alors, va pour Jésus. »

Le Baiser de Judas
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